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dimanche 15 février 2009

Charles Bukowski | Pulp (1994)

À peine m'étais-je réveillé que je hissai le drapeau noir de la mélancolie. Au-dessus de moi, il y avait un plafond, et au plafond, il y avait des fentes. De l'une d'entre elles, surgit un bison. Était-ce moi, déjà réincarné ? Lui succéda un serpent avec un lapereau entre ses crocs. S'insinuant à travers les déchirures du store, le soleil se plut à dessiner sur mon ventre une croix gammée. Mon trou de balle se mit à me démanger, comme si les hémorroïdes annonçaient leur retour. Ajoutez à cela que mes cervicales me faisaient un mal de chien et que de ma bouche s'échappaient des relents de lait caillé.
Je me traînai jusqu'à la salle de bains. Il n'y a rien que je déteste plus que de croiser mon reflet dans un miroir, et pourtant je m'y résolus. L'image même d'un homme défait et vaincu. D'énormes valises noires autour d'yeux minuscules et craintifs. Tout à fait l'air d'un rat pris au piège par un chat impitoyable. Ma peau se débandait de toutes parts, comme si elle avait haï le corps qu'elle enveloppait. Mais le pire, c'étaient mes sourcils, pareils à des rideaux en bout de course et qui ne laissaient filtrer que le regard d'un dément. Horrible. À gerber. Et de plus, j'avais les intestins bloqués. Incapable d'en mouler un. Je me rendis quand même dans les toilettes pour pisser. Je m'appliquai à viser le centre de la cuvette mais, sans que je comprenne pourquoi, j'inondai le carrelage. Me ressaisissant, je revisai le trou, et, cette fois, je baptisai le siège que j'avais oublié de relever. Pour éponger, un rouleau de papier cul y passa quasiment. Mais c'était nickel ! Il ne me resta plus qu'à tirer la chasse. Ensuite, je me mis à la fenêtre. Sur le toit d'en face, un chat lâcha tranquillement sa crotte. Parfait. Je retournai dans la salle de bain pour me laver les dents. Mais parce que je pressai trop fort le tube de dentifrice, le lavabo fut éclaboussé. C'est une dentifrice vert. Qui ressemblait à un ténia engraissé à la chlorophylle. Avec un doigt, j'en récupérai un peu que j'appliquai sur ma brosse. Puis, j'ouvris la bouche, et mes dents apparurent. Quelle invention diabolique que les dents ! On s'en sert pour manger. Manger et remanger. Nous sommes vraiment des êtres répugnants, programmés pour nous épuiser, notre vie durant, à accomplir de sordides petites tâches. Se remplir le ventre et lâcher des pets, nous gratter l'échine et nous souhaiter de joyeuses fêtes avec le sourire de circonstance.
Après en avoir terminé avec mes dents, je regagnai mon lit. Batterie à plat et réservoir à sec. Je ne valais guère mieux qu'une punaise ou qu'un paillasson.
Je décidai donc de rester au lit jusqu'à midi. Qui sait, peut-être qu'à cette heure-là, la moitié de l'humanité aurait rendu l'âme, ce qui diminuerait d'autant mon mal de vivre ? Peut-être aussi qu'à midi, j'aurais réussi à poser ma pêche ? Autrefois, j'ai connu un zigue dont les sphincters refusèrent pendant des jours et des jours de fonctionner. Si bien qu'il avait fini par exploser. Non, sans blague ! Son ventre éclaté laissa échapper toute la merde du monde...
Le téléphone se mit à sonner. Je ne bougeai pas. Le matin, je ne réponds jamais. Au bout de cinq sonneries, on renonça. Tant mieux ! J'étais seul. Rien ne vaut la solitude lorsqu'on se juge répugnant. Qu'il s'écartent de moi, qu'ils continuent sans moi leurs minables tours de passe-passe et leurs jongleries à la con. Je m'enfonçai sous les draps et j'attendis.

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